La harira, jaunĂątre et au goĂ»t Ăąpre, la Chabakia rĂ©servĂ©e Ă lâĂ©lite, un rĂ©gime Ă base de pain et de fruits, du couscous au quotidien dans les campagnes, le poisson inconnu de la population⊠la table du ramadan a subi une mutation profonde avec lâarrivĂ©e du protectorat. Pour le meilleur et pour le pire.
Ă lâĂšre des offres de ftour Ă 1300 DH, du gaspillage de la nourriture Ă tout-va, des hypermarchĂ©s Ă donner le tournis en raison de lâembarras du choix⊠l’on serait menĂ© Ă penser que lâopulence affichĂ©e dans les tables de ftour a toujours Ă©tĂ© de rigueur chez les familles au Maroc. Pourtant, avant lâarrivĂ©e du protectorat français en 1912, la composition de la table des Marocains durant le mois sacrĂ© Ă©tait d’une toute autre rĂ©alitĂ©.
«La table Ă©tait sombre durant le ramadan. Dans les villes, la harira faisait partie du menu, sauf quâelle avait un goĂ»t Ăąpre et elle Ă©tait de couleur jaune. On lâappelait «la harira lhamda, cette soupe originaire de FĂšs est prĂ©parĂ©e Ă base de fĂ©culents lĂ©gumineux (pois chiche, lentilles sĂšchesâŠ) et montĂ©e par la farine. Quant Ă sa couleur, elle nâa virĂ© au rouge quâavec lâentrĂ©e de la tomate au Maroc grĂące au protectorat qui a ouvert les marchĂ©s du pays sur le commerce avec lâĂ©tranger», analyse Mohamed Houbaida, professeur Ă la facultĂ© des lettres et des sciences humaines de KĂ©nitra.
Dans son livre « Le Maroc végétarien, 15Úme-18Úme siÚcle », Mohamed Houbaida, livre un témoignage rare et passionnant sur les habitudes nutritionnelles des Marocains pendant le mois du ramadan, entre autres.
Ă la campagne, la table Ă©tait dâune routine implacable, puisque les paysans mangeaient quotidiennement du couscous Ă base de blĂ© pour les zones oĂč lâagriculture est prospĂšre, pour le reste, lâorge Ă©tait la valeur refuge. «LâĂ©conomie prĂ©coloniale Ă©tait dominĂ©e par la raretĂ© en raison de la culture vivriĂšre pratiquĂ©e par les paysans marocains», prĂ©cise notre source. En effet, les denrĂ©es alimentaires couvraient Ă peine les besoins, et mĂȘme les produits issus de lâĂ©levage, comme les Ćufs ou la viande, Ă©taient des produits de «luxe», puisque les paysans prĂ©fĂ©raient les vendre dans les souks pour survivre, plutĂŽt que de les consommer.
En plus du couscous, dans le milieu rural le complĂ©ment alimentaire Ă©tait composĂ© de fruits avec du pain. Une tradition encore monnaie courant dans certaines rĂ©gions du Maroc oĂč les gens mangent de la pastĂšque, le melon et les raisins avec du pain. Ce qui fait dire Ă Mohamed Houbaida que les Marocains sont historiquement des vĂ©gĂ©tariens.
Pas de sucre et de poisson Ă la carte
Un produit va bouleverser la santĂ© des Marocains et quâon peut mettre Ă lâactif de lâarrivĂ©e du protectorat Ă©galement: le sucre. «Les emblĂ©matiques pĂątisseries comme Chabbakia ou lâmakharka, trĂšs prisĂ©es pendant ramadan sont originaires dâAndalousie et leur consommation Ă©tait limitĂ©e chez le milieu des nantis en raison de la raretĂ© du sucre» tĂ©moigne Mohamed Houbaida.
Le miel Ă©tant la seule forme de sucre connue Ă lâĂ©poque, son utilisation relĂšve de la pharmacopĂ©e et vendue exclusivement chez les Attars. En raison de cette raretĂ© du sucre et du miel, ainsi que d’autres Ă©pices comme la cannelle, la Chabbakia, ainsi que dâautres sucreries Ă©taient inaccessibles pour la plupart des Marocains quand elle nâest tout simplement pas inconnue dans certaines rĂ©gions.
Avec le dĂ©veloppement de lâimportation du thĂ© en raison des Ă©changes commerciaux avec la Grande-Bretagne, le sucre allait faire son entrĂ©e dans la table marocaine.
Pendant le ramadan ou durant les autres mois, le poisson Ă©tait quasi inexistant et les gens ne semblaient pas lâapprĂ©cier. Les documents de lâĂ©poque Ă©voquent une consommation qui se limite aux poissons dâeau douce comme lâAlose (chabel, en darija) de l’oued Bouregreg ou encore Oum Rbiaa. De ce fait, le poisson Ă©tait connu particuliĂšrement des habitants de SalĂ©, Rabat et Azemour.
«Lâouverture sur la mer est arrivĂ©e avec le protectorat. Le dynamisme des grandes villes impĂ©riales situĂ©es Ă lâintĂ©rieur du pays va sâestomper au profit des villes de la façade atlantique en raison de la construction des ports pour permettre les Ă©changes avec lâĂ©tranger. Câest Ă partir de lĂ que les Marocains dĂ©couvrent la mer et ses mĂ©tiers. Au niveau gastronomique, le poisson commencera Ă entrer dans les habitudes de consommation», affirme notre historien.
Au fil des annĂ©es, lâessor de la pĂȘche et du lâindustrie des conserveries de poisson, sa consommation sera trĂšs popularisĂ©e.
MĂȘme si les Marocains subvenaient Ă peine Ă leurs besoins nutritionnels, le manque de moyen de transport, la pratique des mĂ©nages dans les maisons sans utilisation des machines modernes, ainsi que le frĂ©quent dĂ©placement Ă pied, forçaient les gens Ă pratiquer lâexercice physique et Ă©viter lâobĂ©sitĂ©.
En un siĂšcle, la population marocaine est passĂ©e de 4 millions Ă 35 millions. Une mutation dĂ©mographique favorisĂ©e par les outils de la modernitĂ©. Ironie de l’histoire, la nourriture, jadis si rare, pose actuellement de graves problĂšmes de santĂ© publique.