Chafik Chraïbi: « le retard de l’adoption du projet de loi sur l’avortement tue beaucoup de vies »

L’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC) a organisé, mardi 25 juin à Rabat, un sit-in pour réclamer l’adoption rapide du projet de loi sur l’avortement, bloqué depuis trois ans au parlement. Chafik Chraïbi, gynécologue-obstétricien et président de l’association AMLAC revient sur ce rassemblement et nous parle de son combat contre l’avortement clandestin. Interview.

L’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC) a organisé, mardi 25 juin à Rabat, un sit-in pour réclamer l’adoption rapide du projet de loi sur l’avortement, bloqué depuis trois ans au parlement. Chafik Chraïbi, gynécologue-obstétricien et président de l’association AMLAC revient sur ce rassemblement et nous parle de son combat contre l’avortement clandestin. Interview.

Entre 600 et 800 femmes avortent chaque jour au Maroc selon l’AMLAC (Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin). Contraintes à la clandestinité, les Marocaines prennent beaucoup de risques lorsqu’elles sont confrontées à des grossesses non désirées et mettent leur vie en péril en recourant à des méthodes tradionnelles peu fiables et dangereuses. Elles s’exposent également la prison puisqu’une femme ne peut légalement avorter que lorsque sa santé est mise en danger.

Selon l’article 453 du code pénal, « une femme qui s’est intentionnellement fait avorter ou a tenté de le faire, ou qui a consenti à faire usage de moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet risque une peine de six mois à deux ans de prison et une amende de 500 à 5.000 dirhams ». Quant aux personnes qui les aident à avorter, elles peuvent écoper de 10 ans de prison.

En mai 2015, un communiqué du cabinet royal annonçait la rédaction d’un projet de loi autorisant l’avortement dans certains cas comme le viol, les troubles mentaux chez la femme, l’inceste, et la malformation fœtale.

Seulement, ce projet de loi est bloqué depuis trois ans au parlement. Adopté en juin 2016 en Conseil de gouvernement, le texte n’a pas encore franchi le circuit législatif.

Raison pour laquelle Chafik Chraïbi, gynécologue-obstétricien et président de l’association AMLAC, a organisé, mardi 25 juin, un rassemblement devant le parlement à Rabat. Le professeur qui milite depuis 11 ans pour l’IVG au Maroc souhaite que les choses aillent plus vite. Il nous en parle.

Comment le sit-in s’est-il passé?

Très bien! Le rassemblement a connu la participation d’une cinquantaine de personnes, plusieurs associations dont l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) ainsi que beaucoup de journalistes. Les participants, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, sont venus munis de poupées et de pancartes demandant la légalisation de l’avortement. On n’était pas si nombreux que cela parce que les gens en général travaillent à 15h mais les députés sont sortis voir ce qu’on a fait, ils ont regardé, le message est passé!

Quel était l’objectif du rassemblent?

Le sit-in avait pour objectif au départ de demander où en est ce projet de loi qui a été adopté par le Conseil de gouvernement en 2016 et qui, depuis, est passé aux oubliettes… Je voulais qu’on remette un peu la machine en marche. Aux dernières nouvelles, il parait que le projet de loi est en cours de discussion actuellement au parlement au niveau des commissions. Tant mieux! Nous allons tout de même poursuivre notre combat et dire que nous sommes toujours là. Nous ne céderons rien sur ce projet!

Pourquoi ce projet de loi traîne autant au Parlement?

Il faut savoir que ce projet de loi a été introduit dans un grand projet de loi qui s’appelle « 10-16 » relatif au Code pénal. Ce qui rend son examen très compliqué et fastidieux. J’aurais aimé que ce projet là soit pris de façon prioritaire et urgente car en attendant, ce retard tue des vies chaque jour! C’est pour cela que nous avons montré notre présence mardi dernier.

Quand aura lieu la prochaine séance consacrée à la question?

Le projet de loi relatif à l’avortement a déjà été discuté. Il doit maintenant passer à la 2e chambre, ensuite au secrétariat général du gouvernement pour qu’enfin il sorte au bulletin officiel. J’espère dans quelques mois!

Le texte n’autorise l’avortement que dans certains cas de force majeure. Est-il limité selon vous?

C’est déjà pas mal! Cela va régler un certain pourcentage de situations que nous vivons quotidiennement…

Prenons le cas d’un viol. Ne sera t-il pas trop tard pour une femme d’avorter si elle doit attendre la fin de l’enquête pour prouver qu’elle a été violée? Comment devra-t-elle procéder?

Ce que je crains justement, c’est qu’au niveau du parlement, on accompagne de telles situations de conditions trop strictes! Dans la première mouture du projet de loi, il fallait déclarer à la police un viol, déposer plainte et attendre… Maintenant, il faut seulement notifier le procureur. C’est déjà bien. On n’attend pas la fin de l’enquête.

Quant aux malformations, des questions se posent… La loi va-t-elle également inclure la trisomie ou juste les malformations les plus graves? Il faut que les gens comprennent qu’on n’impose rien à personne. On ne va pas obliger des femmes présentant des malformations de faire un avortement, c’est le couple qui est demandeur! Il ne s’agit pas de faire une épuration génétique, mais de sauver des vies!

Qu’en est-il des mineures?

On n’en parle pas beaucoup. Selon moi, il faut les mettre dans la case « viol ». Les femmes SDF aussi sont sujettes à des grossesses non désirées. Ce sont elles qui vont pratiquer l’avortement traditionnel, abandonner leur bébé ou le tuer. Il y a également le couple qui a 4, 5 ou 6 enfants et qui malgré toutes les précautions, se retrouve avec une grossesse surprise. Aucun de ces cas n’est pris en considération dans ce projet de loi. En réalité, on ne doit même pas faire de liste exhaustive! Il faudrait seulement prendre l’article 453 du code pénal qui est le seul article qui ne punit pas l’avortement et le modifier en prenant en compte la définition de la santé telle qu’elle est présentée par l’OMS, c’est à dire celle qui englobe la santé physique, psychique et sociale.

Il y a-t-il un manque d’éducation à la contraception d’urgence qui fait que les femmes pensent ne pas avoir d’autre choix que de recourir à l’avortement?

Une grande partie des femmes ignore qu’il y a une contraception d’urgence efficace au Maroc pour les protéger contre le risque de grossesse suite à un rapport non ou mal protégé par un moyen de contraception. Il y a en effet le lévonorgestrel ou ce qu’on appelle « la pilule du lendemain » et celle du « surlendemain » qui contient de l’ulipristal acétate. Cette dernière est encore plus efficace puisqu’elle peut être prise dans un délai de 5 jours après le rapport sexuel en question. Il faut juste éviter de la prendre de manière répétitive.

Vous militez depuis des années contre l’avortement clandestin au Maroc. Qu’est-ce qui vous a motivé à mener ce combat?

Lorsque j’étais en exercice, je recevais tous les jours des situations dramatiques de femmes enceintes cherchant par tous les moyens de se débarrasser de leur foetus. Souvent, j’étais confronté à des cas de jeunes filles violées, de mineures avec des grossesses non désirées, de femmes avec un problème de handicap mental, ou des couples mariés qui, après une échographie, découvraient une malformation grave chez le foetus.

Dans ma carrière, j’ai également été témoin de nombreux cas de jeunes filles ou femmes ayant eu recours à des avortements traditionnels ou médicaux mais mal faits et qui se retrouvent avec des complications graves telles que des infections, des délabrements génitaux, des hémorragies, etc.

Mais ce qui m’a le plus touché et donné envie de me battre pour légaliser l’IVG c’est de voir des femmes célibataires qui viennent accoucher dans les hôpitaux et disparaissent dans la nature. A Marrakech, il y a tellement d’enfants abandonnés. Je me souviens à une époque, je faisais des formations pour des médecins et des sages-femmes dans la ville ocre. En plein mois d’août, sous un soleil de plomb. Il y avait une salle où on entassait des enfants abandonnés comme des sardines. En principe, un orphelinat passait récupérer ces enfants. Mais cette semaine là, il n’était pas passé. Et bien en sept jours, il y a eu une quinzaine de bébés qui étaient mis sur une paillasse les uns à côté des autres dans une chaleur terrible, sans être alimentés… Cette image m’a marquée à vie.

Aujourd’hui, est-il plus difficile pour une femme d’avorter notamment depuis l’interdiction de l’Artotec (médicament abortif) en 2018?

Avant, les médecins pratiquaient l’avortement presque sans aucun problème. On entendait rarement qu’un médecin a été arrêté. Ces derniers temps, les arrestations sont devenues monnaie courante. Beaucoup de gynécologues commencent à avoir peur et renoncent à pratiquer l’IVG. Ceci dit, l’interdiction de l’Artotec est une bonne chose parce que la prise de ce médicament peut être dangereuse sans assistance médicale. Et souvent, le médicament était pris sans aucune surveillance médicale, ce qui pouvait causer des hémorragies et autres complications graves. Aujourd’hui, les femmes se font avorter en se tournant vers des faiseuses d’anges, herboristes ou autres personnes pratiquant des avortements traditionnels et s’exposent ainsi à plus de risques.

La Tunisie a été le premier pays du monde arabe à légaliser l’avortement. Pensez-vous que le Maroc fasse de même un jour?

En Tunisie, Bourguiba a rapidement pris les choses en main. J’espère qu’au Maroc, les mentalités vont changer. Je pense que les gens commencent à comprendre… Une fois que la loi sera sortie, on peut dire qu’il y a une avancée. Je suis plutôt optimiste.