Au Maroc, la blouse blanche ne fait pas le mĂ©decin: arracheurs de dents, pseudo « dentistes » et autres « professionnels » de la santĂ© non formĂ©s soignent dans l’illĂ©galitĂ© des populations souvent dĂ©shĂ©ritĂ©es, avec des consĂ©quences parfois dramatiques.
« Tout est question de savoir-faire. Le mien, je l’ai hĂ©ritĂ© de mon pĂšre », s’enorgueillit Hamid, moustache fine et dents jaunies d’une Ă©paisse couche de tartre.
L’homme brandit sa pince universelle au milieu du joyeux tumulte du souk dominical de BĂ©ni Yakhlef, une commune rurale Ă une trentaine de kilomĂštres de Casablanca.
Sous un parasol en fin de vie, assis sur des tabourets en plastique frappĂ©s du logo d’une cĂ©lĂšbre marque de soda, une dizaine de patients attendent patiemment leur tour.
Hamid arrose son matĂ©riel d’eau de javel, place sa pince dans la bouche d’une femme en djellaba. Et d’un coup habile mais inattendu lui arrache un vieux chicot.
La patiente grimace, crache son sang. Le fils et assistant de Hamid, dix ans, s’empresse de lui chercher du coton et de l’aspirine dans le coffre d’une antique berline allemande, qui sert Ă la famille de cabinet dentaire mobile.
« Mon pĂšre faisait ce mĂ©tier, mon fils est en train de l’apprendre, ce n’est pas facile », enchaĂźne-t-il devant une petite caisse en bois remplie de plusieurs centaines de dents arrachĂ©es, gage de sa solide expĂ©rience acquise au fil des ans.
« Grùce à Dieu, beaucoup de gens viennent chez nous. Nous soignons les gens pauvres. On arrache la dent moyennant 40 ou 50 dirhams (4 à 5 euros), contre au moins 200 chez un médecin », poursuit-il.
Le phĂ©nomĂšne clandestin d’arrachage de dent reste marginal. Mais il est l’arbre qui cache la forĂȘt: au Maroc, quelque 3.500 faux « dentistes » exercent illĂ©galement le mĂ©tier dans des cabinets, en ville comme Ă la campagne, selon des chiffres officiels.
Ce sont principalement des « prothĂ©sistes dentaires qui s’improvisent dentistes », plus rarement des « assistants qui ont appris sur le tas le b.a.-ba du mĂ©tier ou des femmes de mĂ©nage qui ont travaillĂ© dans des cabinets dentaires », explique Lahcen Brighet, chirurgien-dentiste basĂ© Ă Casablanca et consultant pour l’Ordre national des mĂ©decins dentistes.
Ces « intrus de la profession » pratiquent toutes sortes d’interventions: extractions, dĂ©tartrage, dĂ©vitalisation. Et font courir aux patients des risques d’infection, de fracture de la mĂąchoire, de transmission de l’hĂ©patite B ou C…
Un garçon de 12 ans est mort suite à « une intoxication aiguĂ« d’origine bactĂ©rienne du sang, suivie d’une hĂ©morragie, aprĂšs extraction d’une dent chez un prothĂ©siste dentaire qui exerçait sous le nom d’un dentiste » Ă Oued Laou (nord) », rapportait ainsi l’Ordre national des mĂ©decins dentistes fin aoĂ»t.
« La mĂ©decine dentaire au Maroc obĂ©it Ă des normes, des lois, des rĂšgles. Le charlatanisme n’obĂ©it Ă aucune rĂšgle. C’est comme mettre une robe noire sans ĂȘtre avocat et aller plaider devant le juge », soutient Lahcen Brighet.
La loi marocaine est pourtant formelle: nul n’est autorisĂ© Ă exercer la profession s’il n’est pas diplĂŽmĂ© et inscrit au tableau de l’Ordre. « Mais les autoritĂ©s ferment les yeux. Elles sont au courant et ne font rien », accuse-t-il.
Pour se dĂ©fendre, les prothĂ©sistes brandissent comme argument leur « lĂ©gitimitĂ© historique » et accusent les dentistes de vouloir « s’accaparer tout le gĂąteau ».
Abdelfateh Benamr, prothĂ©siste basĂ© Ă la mĂ©dina de Rabat, explique ainsi avoir « appris la profession auprĂšs de son pĂšre » et dĂ©butĂ© sa carriĂšre en 1978 « avant l’ouverture de la premiĂšre facultĂ© de mĂ©decine dentaire (en 1981 Ă Casablanca, ndlr) et l’arrivĂ©e des dentistes ».
Avec la crĂ©ation d’un cursus dĂ©diĂ© et Ă mesure que les dentistes diplĂŽmĂ©s sont arrivĂ©s sur le marchĂ©, de nombreux prothĂ©sistes marocains se sont retrouvĂ©s exclus d’une activitĂ© qu’ils exerçaient pourtant auparavant.
« Nous sommes 30.000 prothĂ©sistes aujourd’hui » sur un secteur restreint, « c’est un gros problĂšme », argumente Abdelfateh Benamr.
Fatima, une femme au foyer d’une cinquantaine d’annĂ©es, souffre d’une infection dentaire aprĂšs un passage chez un faux dentiste, ce qui l’a poussĂ©e Ă en consulter un « vrai ». « Je pensais faire des Ă©conomies. Me voilĂ en train de payer le double! », se lamente-t-elle. « C’est la derniĂšre fois que je me fais charcuter par un charlatan! »
La mĂ©decine dentaire n’est pas la seule discipline mĂ©dicale concernĂ©e, mĂȘme si elle est manifestement la plus touchĂ©e.
Rachid Choukri, prĂ©sident de la FĂ©dĂ©ration des mĂ©decins gĂ©nĂ©ralistes privĂ©s du Maroc, affirme que les « charlatans pullulent dans les villes. Ils ont pignon sur rue, soignent beaucoup de pathologies, prescrivent des ordonnances, demandent des analyses. Dieu sait ce qu’ils donnent comme produits aux gens. C’est dramatique! »
« Ils n’ont pas suivi de formation. Et quand c’est le cas, ce n’est pas pour ĂȘtre mĂ©decin. Des diĂ©tĂ©ticiens s’affichent docteur, des sages-femmes s’improvisent gynĂ©cologue-obstĂ©tricien (…) C’est ce qu’on appelle le troisiĂšme secteur », une zone grise en marge des secteurs public et privĂ©, Ă©taye-t-il.
Il n’existe aucune donnĂ©e statistique mais les professionnels du secteur mĂ©dical estiment qu’il y aurait plusieurs milliers de praticiens illĂ©gaux.
« L’Ătat en est conscient mais ne fait rien pour arrĂȘter ça. Car il faudrait leur trouver un job, les recaser », dit Rachid Choukri.
Publiquement, le ministĂšre de la SantĂ© condamne ces agissements. Mais sollicitĂ© par l’AFP, il n’a pas exposĂ© les mesures prises ou envisagĂ©es pour lutter contre ce phĂ©nomĂšne.