Société

La fille aux tatouages: qui va sauver les femmes marocaines ?

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Dans le centre du pays, Khadija, 17 ans, a Ă©tĂ© sĂ©questrĂ©e et torturĂ©e cet Ă©tĂ©. AprĂšs le viol collectif de la fille du bus en 2017 Ă  Casablanca, et face au silence de l’Etat marocain, des Ă©crivains et des personnalitĂ©s civiles prennent la parole.

Par ABDELLAH TAÏA Ecrivain

L’horreur, encore une fois. Le viol banalisĂ© des femmes marocaines, encore une fois. Khadija, 17 ans, dit avoir Ă©tĂ© sĂ©questrĂ©e, abusĂ©e, torturĂ©e pendant des semaines par un groupe de garçons, cet Ă©tĂ©. Un scandale qui fait le buzz bien sĂ»r, qui Ă©cƓure bien sĂ»r, qui depuis quelques jours alimente toutes les discussions au Maroc, bien sĂ»r. Une affaire qui, malheureusement, risque d’ĂȘtre oubliĂ©e la semaine prochaine ou bien le mois prochain. On passera Ă  autre chose. Une nouvelle source d’excitation collective. Rien ne sera fait. Le sujet ne sera mĂȘme pas traitĂ© par la sociĂ©tĂ©. C’est ainsi. Ne vous Ă©tonnez pas. Ce n’est plus la vie, c’est la jungle. Et comme toujours, ce sont les femmes qui paient le prix fort de tous les dysfonctionnements d’une sociĂ©tĂ© qui ne veut toujours pas grandir.

Avec l’affaire du viol de la jeune Khadija du douar de Oulad Ayad (du cĂŽtĂ© de BĂ©ni Mellal, dans le centre du pays), on atteint un nouveau degrĂ© dans l’innommable. D’aprĂšs ce qu’on sait (l’enquĂȘte suit son cours), et si on croit tout ce que la victime a dit Ă  plusieurs reprises sur Internet, pendant deux mois, plusieurs hommes l’auraient kidnappĂ©e, droguĂ©e et violĂ©e Ă  tour de rĂŽle. Ils se la passaient entre eux. Une poupĂ©e. Un petit chien. Une esclave sexuelle.

Et comme si cela n’était pas suffisant, ces violeurs n’ont vraiment pas peur de la loi, ils ont laissĂ© sur tout le corps de Khadija des traces, des tatouages. La preuve irrĂ©futable de leur culpabilitĂ©? Oui. Mais Ă  vrai dire, Ă  partir de ce qui se rĂ©vĂšle petit Ă  petit, on n’en est plus lĂ  dans cette affaire. On est dans un scandale national qu’on pourrait interprĂ©ter ainsi: il s’agit de viols et de messages Ă©crits sur le corps d’une femme destinĂ©s Ă  tout le monde. Pas que le Maroc. Oui, on est des violeurs. Oui, cette femme n’a aucune valeur. Oui, nous sommes des sauvages. Oui, nous sommes des pauvres abandonnĂ©s dans notre propre pays et, Ă  notre façon, nous nous vengeons de l’injustice qu’on nous impose. Oui, vous avez raison, nous sommes des criminels. Vous allez nous punir? Nous rééduquer? Nous jeter en prison? On recommencera, vous le savez trĂšs bien.

Les parents de Khadija n’ont mĂȘme pas voulu au dĂ©part porter plainte. A quoi bon s’infliger cette honte publique? C’est le mektoub. Ce qui est fait est fait. Nous ne sommes rien du tout. Des pauvres parmi les plus pauvres dans un bled dont personne ne se soucie. Cachons notre fille et continuons Ă  vivre comme toujours: sans aucun soutien. Et puis, les autoritĂ©s ne bougeront pas. De toute façon, la vie de Khadija est dĂ©jĂ  finie. RuinĂ©e. Personne ne voudra d’elle. Personne ne voudra s’approcher d’une pestifĂ©rĂ©e marquĂ©e Ă  vie dans sa propre chair.

Ce sont les associations qui ont rĂ©ussi Ă  les convaincre d’aller au poste de gendarmerie et de mĂ©diatiser ce drame, cette tragĂ©die qui aurait trĂšs bien pu aussi se passer dans une grande ville, Rabat, Marrakech, Tanger. Chez une riche et puissante famille de FĂšs, par exemple. L’étĂ© 2017 a Ă©tĂ© marquĂ© par le viol collectif (et filmĂ©) Ă  Casablanca de la fille du bus. L’étĂ© 2018, l’hĂ©roĂŻne s’appelle la fille aux tatouages. Et entre ces deux saisons, il y a eu d’autres histoires glauques, insoutenables, trĂšs commentĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux et dĂ©jĂ  complĂštement oubliĂ©es.

Vraiment, ne vous Ă©tonnez de rien. Certains disent que ce sont elles, ces deux filles dĂ©vergondĂ©es, qui l’ont cherchĂ©. D’autres affirment qu’elles Ă©taient dĂ©jĂ  dĂ©florĂ©es, comme si cela justifiant ce qui leur est arrivĂ©. Seul le premier viol compte. On le sait tous. A partir du deuxiĂšme, c’est autre chose. Ce n’est plus du viol. Non? C’est ce qu’ils clament. C’est ce que les violeurs pensent: Ă  regarder les autres exhiber franchement sur Youtube, sur Facebook, sur Instagram, leurs richesses, leurs cĂ©rĂ©monies de mariage, leurs anniversaires, leurs villas de vacances, leurs voitures, leurs caftans somptueux, leurs bijoux, leurs sĂ©ances de massage, on a fini par perdre la tĂȘte nous aussi. Ayez un peu de cƓur quand mĂȘme. Nous voulons vivre nous aussi. Jouir nous aussi. Baiser nous aussi. Ne nous parlez pas d’éducation, de morale et de religion musulmane. Cela n’a rien Ă  voir. Ne mĂ©langez pas tout. Ne jetez pas sur nous vos condamnations Ă©lectroniques. Votre arrogance. Votre regard sociologique. Votre racisme mĂȘme. Ce n’est pas ça qui va rĂ©soudra quoi que ce soit. Cette Khadija n’est qu’une femme. Il faut pas exagĂ©rer. Juste une femme. On a voulu goĂ»ter au paradis. C’est tout. Et, dans quelques mois, nous irons faire notre service militaire obligatoire pour apprendre Ă  dĂ©fendre ce pays qui ne nous donne rien. Vous comprenez la logique? Ouvrez vos yeux. Nous aussi, les hommes des classes infĂ©rieures sans instruction et sans boulot, on a besoin d’ĂȘtre dĂ©fendus. Pas seulement Khadija.

Avant qu’il ne soit trop tard, que faire pour rĂ©soudre le problĂšme? Comment aider pour de vrai Khadija, ses sƓurs et aussi, il ne faut pas les oublier, ses frĂšres? Il est plus qu’urgent de sortir des dĂ©clarations politiques de circonstances. Sortir de ce vide terrifiant. Sortir de cette maladie collective qui se rĂ©pand en nous et nous rend insensibles. Durs les uns avec les autres. Aveugles. ÉgoĂŻstes. ExtrĂȘmement violents. Il est plus qu’urgent que l’Etat sorte de nouvelles lois qui protĂšgent rĂ©ellement les individus marocains. Qu’on leur donne leurs droits. Leurs droits. Et qu’on leur explique ce que cela signifie. Qu’on les Ă©duque. Qu’on les implique. Qu’on s’intĂ©resse rĂ©ellement Ă  leur sort.

Il est plus qu’urgent de repenser le contrat social qui nous unit. On ne doit pas s’en laver les mains, de l’affaire de Khadija. C’est sĂ»r, il y en a, des Khadijas, au Maroc. On ne doit pas continuer dans la politique de l’autruche, comme le Maroc l’a fait avec le cas du chanteur Saad Lamjarred, accusĂ© Ă  plusieurs reprises de viol. Circulez, il n’y a plus rien Ă  voir. On ne doit pas s’accrocher Ă  des valeurs obsolĂštes qui tuent nos enfants. Nous tuent tou-te-s. Trop c’est trop. Si le pouvoir ne fait pas son travail d’éducation, Ă  nous de le faire Ă  sa place. Etre un homme c’est avoir un cƓur. C’est tendre la main. Aider l’autre. Et non pas jouir du spectacle de son interminable chute. La chute d’un homme c’est la chute de tout un pays.

Nous sommes tou-te-s Khadija.

Signataires: Noureddine Ayouch (publicitaire); Tahar Ben Jelloun (Ă©crivain); Mahi Binebine (artiste); Chafiq ChraĂŻbi (gynĂ©cologue obstĂ©tricien); Miriam Douiri (libraire); Sanaa El AĂŻji (sociologue); Nawal Hakam (secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale de la Maison d’enfants Akkari); Yasmina Naji (galeriste et Ă©ditrice); LeĂŻla Slimani (Ă©crivain); Mehdi Qotbi (artiste peintre).

Ce texte a Ă©tĂ© publiĂ©, Ă  l’origine, sur Liberation.fr ainsi que sur de nombreux sites d’information marocains: Ledesk.ma, Telquel.ma,Plurielle.ma, Medias24.com et Huffpostmaghreb.com/maroc.

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