Fatim Bencherki, le web au féminin (INTERVIEW)

Fatim Bencherki est à l’initiative d’un projet qui vient de voir le jour : Jawjabt. Il s’agit d’un programme sur le web qui a pour but de promouvoir le « women empowerment ». Un web où les femmes pourront également se faire entendre sur des sujets tabous, rigides et trop souvent dramatisés à tort. Rencontre.

 

Sarah Duclaux-Larive : Pouvez-vous vous présenter ?

 

Fatim Bencherki : Alors, je suis marocaine, trentenaire, productrice. J’ai effectué des études de commerce et me suis spécialisée dans l’industrie et l’innovation avant de prendre la décision de me reconvertir assez tard dans l’audiovisuel; une passion. Je suis aujourd’hui l’associée de Nabil Ayouch au sein d’Ali n’ productions et directrice générale de la filiale JAWJAB, incubateur  de créateurs de contenus pour le web que nous avons lancé il y a un an, pour donner la parole aux jeunes.

 

 

Êtes-vous féministe ?

 

Absolument pas. Je ne me sens pas féministe dans le sens où ce terme porte à mes yeux une notion extrémiste, les « femmes contre les hommes ». Je m’identifie plus à un effort commun pour une meilleure cohabitation des genres. Les hommes aussi subissent une pression sociale forte. Tout le monde est enfermé dans des schémas, des carcans qu’il est temps de briser.

 

 

Qu’est-ce qui vous touche dans la question, y a-t-il des sujets qui vous tiennent particulièrement à cœur ?

 

La question de la féminité est complexe dans le monde arabo-musulman. Je ne pense pas qu’on puisse imposer des modèles venus d’autres pays au Maroc, ou attendre un changement radical de notre culture du jour au lendemain. Cependant, il y a des principes qui à mes yeux sont non négociables. Des valeurs humanistes qui ont trait à la liberté et à l’égalité. Les femmes concèdent trop de leur espace vitale. Elles subissent tous les travers, les frustrations, les névroses de la population masculine. Elles sont un défouloir dans notre société et il y a trop d’injustice, de violence envers elles, qu’elles soient physiques ou morales. Donc contribuer à bâtir une société plus égalitaire me semble important.

 

 

Pouvez-vous nous parler de JawJabt ?

 

 

JawJabt est un programme au sein de l’incubateur digital Jawjab, spécialement dédié aux jeunes créatrices de contenu et de vidéo pour le web. JawJabt c’est notre manière de redoubler d’efforts pour encourager la parole féminine et pousser pour plus de représentativité sur le web. Notre mission est de soutenir, donner confiance en elles et offrir plus de visibilité à ces filles qui ont des choses à dire, parce qu’elles en ont besoin, que ce soit à cause de la pression sociale qui voit d’un mauvais œil leur exposition ou la violence verbale envers elles sur les réseaux sociaux. JawJabt c’était déjà « TyabElqelb » d’Amal El Madade, un concept de cuisine qui s’adresse à tous, ou encore « la journée mondiale de l’homme marocain», notre pied de nez à la journée de la femme. C’est un label qui casse les codes féminins.

 

 

Quels en seront les protagonistes ?

 

J’ai conçu JawJabt rapidement au lancement de l’incubateur, mais il a fallu attendre l’arrivée des marraines du programme, Sonia Terrab et Rita El Quessar, pour qu’il prenne vraiment forme. J’avais besoin d’artistes féminines, jeunes et fortes, qui soient capables de mobiliser des jeunes filles. Elles sont légitimes dans leur démarche et elles inspirent par leur travail. De nombreuses femmes artistes ou leaders dans leur domaine sont également mises à contribution pour des masterclass et des talks afin de nourrir et soutenir toutes les créatrices de contenu qui souhaitent bénéficier d’un accompagnement.

 

 

Quels sont vos objectifs ?

 

L’objectif de JawJabt est de  lutter contre les clichés féminins, les idées reçues mais aussi d’aborder certains tabous liés aux femmes. J’espère sincèrement que nous allons contribuer à une représentation plus réaliste, moins idéalisé et aseptisée de la femme au Maroc grâce aux vidéos sur le web. Briser ce culte de la pudeur, de la « hchouma ». Il faut aussi dédramatiser certains sujets, qu’on juge inutile d’évoquer mais qui ont un impact considérable sur notre société. 

 

 

Pensez-vous que le web / les réseaux sociaux puissent avoir un réel impact ?

 

J’en suis convaincue. Les marocains sont les plus gros consommateurs d’internet en Afrique avec 3h15 en moyenne par jour passés sur les réseaux sociaux. Il est donc légitime de se soucier de la représentativité, de la mixité et des types de contenus sur ce média qui a une grosse influence sur la jeunesse. Il ne faut pas oublier aussi que la radicalisation religieuse se fait aujourd’hui par internet. Donc l’impact n’est même plus une question. La vraie question est de savoir qui œuvre pour proposer des alternatives ? Il est primordial que les institutions, les associations, les marques se mobilisent pour porter des voix. Le web ne sert pas qu’à vendre des biscuits, il contribue à la révolution culturelle.

 

 

Peut-on dire que jusque là le monde de la création était un milieu élitiste ?

 

Le monde de la création était très difficile d’accès effectivement. Les barrières existantes ont déjà été abattues et ce sont de nombreux jeunes sur internet qui l’ont prouvé. Le web est une manière de « Hacker le système », et c’est exactement ce que nous essayons de faire. Tout le monde a aujourd’hui l’occasion de s’exprimer, mais se démarquer dans cette nébuleuse n’est pas non plus chose aisée. Sauf que là, c’est le public qui décide. Il n’y a plus d’intermédiaire. Il n’y a que le talent qui prime.

 

 

Un projet qui tombe à pic quand on voit le débat actuel autour du harcèlement à l’encontre des femmes, à votre avis, qu’est ce qui a provoqué cette mobilisation générale ?

 

Il y a eu un ras le bol, un trop plein. Ces femmes ont décidé qu’il ne fallait plus attendre le feu vert d’une société qui ne les comprends pas et qui ferme les yeux sur les abus. Elles traitent donc le problème avec les nouveaux outils à leur disposition, à savoir internet. Beaucoup pensent que le Maroc est culturellement loin de tout ça, pourtant les réseaux sociaux vont forcément faire que ces actes seront de plus en plus dénoncés et étalés sur la place publique. Il y a une euphorie et du zèle aussi certes, mais si cela peut en dissuader certains d’aller trop loin, tant mieux.

 

 

Dans votre quotidien, à quelles formes de sexisme êtes-vous exposée ?

 

Au quotidien le sexisme n’est pas quelque chose dont je tiens compte. Cela ne m’atteint pas. Les gens sont plus ou moins intelligents et quand ils ne le sont pas, ça ne se limite généralement pas qu’au sexisme, il y en a pour tous les goûts.  Après le sexisme ordinaire peut-être pénible probablement parce qu’on a fini par mettre des mots dessus. Le « manterrupting », le « mansplanning ». Ça peut paraître drôle, mais il s’agit d’un vrai handicap. Pour se faire entendre en tant que femme il faut parler plus fort que les autres, jouer des coudes et ne pas se laisser faire. Ce qui est dommage, car ça demande beaucoup d’énergie. Le bon côté, c’est que ça oblige à s’entourer des bonnes personnes. Il ne faut pas hésiter ironiquement à « faire le ménage » et dire ce qu’on pense pour avancer. 

 

 

Au Maroc, qu’est-ce qui bloque le plus selon vous, les mentalités des hommes ou l’autocensure des femmes ?

 

Ce qui bloque le plus c’est le regard de l’autre, la pression sociale. Le vrai défi c’est de s’affranchir de ce que pense le voisin, la belle-mère, l’employeur, ou le pharmacien du coin pour être soi-même.  C’est une vraie souffrance de vivre pour les autres.  Il y a un effet de mimétisme très pernicieux au Maroc. On assiste à des surenchères moralisatrices qui se propagent comme une traînée de poudre et à un effacement des individualités. Et qui brise ce cercle infernal ? Qui ose questionner, challenger intellectuellement ? Malheureusement il n’y a que des réactions à chaud, face à des faits divers, comme la jeune fille agressée dans le bus par exemple. Des brasiers qui s’enflamment ponctuellement par ci par là.  Alors qu’il faudrait un travail de fond.

 

 

Comment exprimez-vous votre liberté de femme ?

 

Je ne sais pas ce que c’est une liberté de femme. Il y a LA liberté. Je ne me sens pas en guerre contre la société ou contre les hommes et je ne ressens pas le besoin de brandir un étendard féminin. J’essaye juste d’exprimer qui je suis en tant que personne et de m’assumer. J’ai des passions et de l’ambition pour les jeunes de mon pays. C’est ce qui me fait avancer et m’anime.

 

 

Si vous n’aviez qu’un message à transmettre aux jeunes femmes marocaines, lequel ce serait ?

 

Qu’elles prennent enfin conscience de leur force ! Il faut du courage pour changer les choses mais il faut aussi de la solidarité et de la bienveillance les unes vis-à-vis des autres pour que ça marche.