Tanjazz 2017: Samia Tawil démystifiée (INTERVIEW)

 

 

 

Samia, c’est tout d’abord une voix qui vous transporte. C’est aussi des mots, puissants, percutants, de ceux qui vous bouleversent et vous insufflent une énergie nouvelle. Samia c’est un hymne à la liberté, un cri de rage qui déchire la nuit de l’obscurantisme ambiant. Pour notre plus grand plaisir, elle s’est confiée dans les pages de Plurielle.

 

 

 

 

 

Vous vous produisez en septembre sur la scène de Tanjazz, que représente à vos yeux ce festival?

 

 

Ce festival est d’une sensualité et d’une élégance folles, des qualificatifs vont d’ailleurs très bien au jazz. Il est aussi très spécial à mes yeux, en ce sens qu’il fait la part belle à des artistes qui ne sont pas toujours connus du grand public. J’admire profondément le travail du directeur du festival, Philippe Lorin, qui est une personne magnifique qui met un point d’honneur à faire découvrir des artistes qui sont pour lui des artistes coup de cœur dont il lui tient à cœur de partager l’univers avec le public.

 

 

Pour y avoir déjà joué il y a deux ans, je dois dire que mon « band » et moi avions été très touchés par l’échange que nous avons vécu avec le public Tangérois ce soir-là, en particulier lorsque j’ai chanté ma chanson « Modern Slaves »; c’était non seulement dû à la thématique de cette chanson, qui est un cri de liberté faisant écho aux événements du printemps arabe, mais aussi au fait que la chanson comportait de l’anglais, de l’arabe, de l’espagnol, et j’ai senti que ça résonnait dans les âmes, sûrement parce que Tanger est une ville à la croisée des cultures. J’ai senti une écoute du public sans précédent, qui m’a beaucoup touchée, j’en ai eu des frissons.

 

 

 

Que ressentez vous face au public marocain? Y a t-il un lien particulier entre vous que vous ne retrouvez pas forcément ailleurs?

 

 

 

Je ressens en effet un lien très particulier avec le public marocain. Je me sens très proche des personnes qui viennent assister à mes concerts, comme si elles étaient toutes mes sœurs et frères de cœur. La première fois que l’on m’a reconnue dans la rue, après le Mawazine 2014, alors que je me baladais dans les Oudayas de Rabat, j’en ai pleuré. Ces jeunes qui m’ont appelée par mon prénom, en me disant: « Samia! Une photo, s’il te plaît », m’ont émue aux larmes. À l’époque où j’étais enfant et que je vivais au Maroc, mes parents m’amenaient souvent me balader dans ces lieux mythiques de la ville, et jamais alors je n’aurais pensé qu’un jour on me reconnaîtrait dans mon pays maternel pour ce que je fais, et qu’on m’appellerait par mon prénom, comme une sœur.

 

 

 

Bientôt un nouvel album… Quelques mots pour le décrire?

 

 

L’album que je prépare me tient très à coeur et va puiser encore plus profondément dans mes influences musicales noires américaines. Il s’agit plus précisément d’un album qui a pour fil conducteur cet apport de la musique gospel, du blues, et des freedom songs du sud des Etats-Unis, et qui rend hommage au combat pour les droits civiques mené aux Etats-Unis dans les années 60s.

 

 

D’ailleurs, cet album s’intitulera « Back to Birmingham Jail », titre qui fait écho à la fameuse lettre de la prison de Birmingham, de Martin Luther King, qui est un texte magnifique qui m’a beaucoup marquée et influencée. J’ai souhaité rendre hommage à ce combat et à l’esprit de cette lettre en donnant ce titre à l’album, afin d’évoquer aussi le malheureux constat qu’aujourd’hui, en 2017, nous assistons au retour de certains clivages dramatiques qui renaissent de leurs cendres, à une insoutenable remise en question de cette égalité que nous croyions acquise entre les différentes communautés et peuples, à un repli sur soi-même des plus artificiels, où son prochain n’est plus que l’autre.

 

 

La cruauté face à laquelle nous sommes aujourd’hui, face à des individus ou à des groupuscules sanguinaires me révolte et me fait m’interroger tous les jours. Comment ces personnes ne perçoivent-elles pas la richesse du partage, de ce que ce monde a à nous offrir dans toute sa diversité, ne se voient-elles plus en l’autre? Sommes-nous de retour dans cette prison symbolique?

 

 

 

On parle souvent d’album de la maturité… C’est votre cas?

 

 

Je le pense, oui. C’est la première fois que je suis complètement mon instinct, que je rentre complètement dans ma bulle et que je prends entièrement le temps de puiser dans les idées que me dicte on âme. Lors de la conception de mon premier album « Freedom is now », j’étais aussi très libre, mais je pense que j’étais aussi très hantée par la comparaison avec d’autres artistes, et j’écoutais beaucoup de références afin d’aller dans leur sens au niveau du mixage, et d’être à la hauteur des artistes que j’admire. Cette fois-ci, les choses se font plus spontanément, et ça fait du bien!

 

 

 

Comment décririez-vous votre musique pour celles et ceux qui ne la connaissent pas ?

 

 

 

Ma musique est principalement une musique rock/soul plutôt vintage, aux influences métissées, aux accents blues et aux paroles tantôt poétiques, tantôt indignées. Ma musique trouve sa source dans la musique engagée des années 1970, et cherche à ressusciter cet esprit de liberté. Je suis aussi très influencée par la musique gnawa et orientale dans lesquelles j’ai baigné durant mon enfance, et j’inclus souvent des instruments orientaux dans mes compositions, ainsi que du guembri, qui est omniprésent dans le nouvel album que je prépare, et qui permet aussi de faire un clin d’oeil au lien direct entre le blues et la musique gnawa. J’adore quand les frontières sont piétinées, et que de mondes que l’on croirait bien éloignés, nous n’en formons plus qu’un.

 

 

 

Vous êtes une femme d’art et de lettres, qu’est ce qui nourrit votre création?

 

 

Tout ce que j’ai lu et étudié durant mes études de philosophie m’inspire au quotidien et nourrit ma musique. J’ai passé plusieurs années à me pencher sur la thématique de la désobéissance civile et cela m’a beaucoup inspiré lors de l’écriture des morceaux de mon premier album, d’autant que nous baignions dans un climat très particulier du fait des événements du printemps arabe.

 

 

C’est une période durant laquelle j’ai senti qu’un cri longtemps étouffé refaisait enfin surface, et mon premier album est donc empreint de cette dynamique et de cet esprit, un esprit qui vise à une réappropriation de nos destins, d’une dignité longtemps mise au banc. Je suis aussi très inspiré par les autres domaines artistiques dont je suis amatrice, que ce soit la poésie, ou encore la peinture. Certaines expositions que je vais voir m’inspirent profondément et me donnent l’impulsion d’une nouvelle approche pour un nouveau morceau. Je pense que les différentes formes d’art sont interdépendants et s’enrichissent les unes les autres.

 

 

 

Vous êtes le pur produit d’un métissage de cultures, comment vivez-vous la période actuelle (en référence aux attentats)?

 

 

Les actes terroristes auxquels nous assistions ces derniers temps me répugnent, et font l’objet pour moi d’une grande incompréhension. Je ne conçois absolument pas de raisonnement qui pourrait expliquer comment ces personnes se retrouvent si éloignées de leur conscience, si aliénées d’elles-mêmes. En effet, du fait que je sois d’origines plurielles et pour avoir vécu dans de nombreux pays différents, je me sens profondément citoyenne du monde, et tout clivage nationaliste, communautaire, religieux me semble d’un artifice et d’un ridicule sans nom.

 

 

 

Cela me révolte que par leur pauvreté d’esprit, ces personnes se permettent d’empiéter sur le bonheur et la richesse d’âme de ceux qui apprécient la vie, qui apprécient ce que ce monde a à offrir, qui voyagent innocemment pour découvrir les joyaux de Barcelone, ville dont je suis profondément amoureuse, la liberté et l’idéalisme de Gaudi, le poignant de l’esprit antifasciste de Picasso. Comme je le dis dans ma chanson « Love this world »: « Oh, votre Dieu est si pratique, n’est-ce pas? » Eh bien, je ne veux pas d’un Dieu qui me serait pratique, qui servirait à justifier des comportements odieux, à ériger des barrières et à anesthésier mon altruisme; j’encourage tout le monde à tenir tête à ce naufrage de l’obscurantisme.

 

 

 

Pensez vous que les artistes ont plus que jamais un rôle important à jouer en ce moment en tant qu’ambassadeurs de paix?

 

 

Oui, je pense que les artistes ont un grand rôle à jouer, en ce sens qu’ils ont aussi une grande influence sur la jeunesse, et il est important en tant qu’artiste de prêter attention aux valeurs que l’on véhicule. Certains artistes ont parfois participé à forger l’état d’esprit de toute une génération, et je pense que toute occasion de communiquer, de sensibiliser à certaines causes méconnues ou taboues, sont à saisir.

 

 

Malheureusement, nombreux sont les artistes aujourd’hui qui se moquent bien de cet aspect là, et qui sont devenus des pantins de divertissement, sortent des morceaux totalement vides de sens, lorsqu’ils ne véhiculent pas des valeurs sordides. Par exemple, je suis dépitée de voir que de nombreux chanteurs, et chanteuses (c’est là, le drame), véhiculent une image de la femme comme objet, ou que certains clips américains surfent sur un esthétisme « militaire », qui, en particulier à l’époque de Bush, laissait bien comprendre que ces chanteurs cautionnaient les attaques en Irak, ou du moins, n’en mesuraient pas la gravité. Il est ainsi crucial de bien réfléchir, en tant qu’artiste, au monde que nous souhaitons forger et d’oeuvrer dans ce sens, car l’art a bien plus de poids que la politique, malgré ce que l’on veut bien nous faire croire.

 

 

 

Vous sentez-vous investie d’une mission en tant qu’artiste, femme et arabe ?

 

 

 

Lorsque je compose, je ne me demande pas si je le fais en tant que personne ayant des origines arabes, ni si je le fais en tant que femme. Je fais ce que mon âme me dicte, indépendamment de toute appartenance sociale supposée. Ceci dit, je pense que c’est en cela même que j’endosse finalement une certaine mission, celle d’inciter tout un chacun à ne pas se laisser dicter ses actes par ses appartenances supposées. Ce n’est pas parce qu’on est une femme que chacun de nos actes doit être un manifeste de notre statut, notre sexe est un état de fait, et non une revendication.

 

 

Ceci dit, je suis bien sûre heureuse et fière d’être une femme, mais ce que je veux dire par là, c’est que certains hommes de notre pays ont tendance à voir en la femme une menace, une porte ouverte vers le vice, or, lorsque je marche dans la rue, vêtue comme je le souhaite, je ne le fais pas pour revendiquer quoi que ce soit, mais tout simplement parce que j’existe, au même titre qu’eux, et que je me suis vêtue pour me plaire, et pour les amis ou à la famille que je suis en train d’aller voir. De même si l’on me demande si, en tant que femme, j’ai souhaité « provoquer » en faisant une couverture d’album comme je l’ai faite pour mon premier album (une couverture où je me couvre de mes bras, sur lesquels sont inscrits des vers de Mahmoud Darwish), je suis abasourdie. Je n’ai jamais réfléchi comme cela, je l’ai fait en me disant : je veux représenter la manière dont cette souffrance et cet espoir sont tatoués dans ma peau, je ne me suis pas dit : écrits arabes + peau féminine = scandale. Je n’ai jamais pensé que le fait d’être une femme rendrait la photo plus subversive pour certains. Heureusement, certains seulement ! Je suis très heureuse de voir que de nombreux fans apprécient la symbolique de mes visuels, et ne s’attardent pas sur ce genre de réflexions. Ainsi, en conclusion, je pense que, malgré moi, je suis finalement investie d’une mission en tant que première rockeuse marocaine, et je suis heureuse d’ouvrir là voie à des jeunes qui souhaiteraient s’exprimer artistiquement à leur manière, sans se soucier des attentes de la société.

 

 

 

Pensez-vous qu’aujourd’hui encore la musique puisse adoucir les moeurs ?

 

 

 

Bien sûr. Je pense que non seulement la musique, mais toute forme d’art, participe à faire reculer l’obscurantisme, l’ignorance, et participe à sensibiliser tout un chacun sur l’existence de certaines problématiques et la beauté qui habite l’autre. Toute oeuvre d’art est pour moi une fenêtre sur une âme, une clé vers un univers à découvrir, à comprendre, et à aimer. Le caractère fédérateur de l’art et à la fois très intime est sans pareil pour pallier au repli sur soi et au communautarisme. L’art tend une perche vers une empathie, une identification, et d’ailleurs, nombreux sont les rappeurs ou chanteurs qui ont émergé de la bande de Gaza ces dernières années, et qui ont pu sensibiliser un nouveau public à leur cause et faire connaître leurs conditions de vie sous occupation au monde entier en publiant leurs morceaux sur internet.

 

 

Il en est de même pour de nombreux pays, dont la Syrie, actuellement, qui voit nombre de ses artistes en exil sensibiliser le public du monde entier à la terreur subie sur place, par le biais de courts métrages, de tableaux, de chansons. Cela permet de pallier à l’animosité face à l’afflux de réfugier dans certains pays d’Europe, et je pense aussi que c’est une manière de survivre au mieux à ce drame pour les artistes eux-mêmes. Ainsi, l’art et la musique adoucissent non-seulement les mœurs, mais sont aussi tout simplement vitaux.

 

 

Si vous deviez choisir un endroit où vivre heureuse et en paix ?

 

 

Le choix est difficile, il y a tellement d’endroits magnifiques et inspirants… J’ai adoré vivre à Rio. Mais j’ai aussi toujours rêvé de vivre au Mexique. J’ai eu l’occasion de visiter Mexico très brièvement, et je suis tombée amoureuse de cette ville. Grenade est aussi une ville à l’esprit unique, d’une grande sérénité.

 

 

Si vous étiez un rêve  fou?

 

 

Que le Maroc redevienne le pays paisible de mon enfance, un endroit où l’on pouvait aller à la plage sans se soucier.

 

 

Si vous gagniez à la loterie ?

 

 

Depuis que j’ai eu l’occasion de travailler à l’orphelinat de la Medina de Rabat, j’ai toujours envisagé de créer un jour une structure capable d’accueillir les jeunes orphelins, qui souvent, se voient voués à eux-mêmes à la fin du cursus scolaire prévu par l’orphelinat. Dès que j’aurai l’argent pour, je souhaite créer un endroit qui palliera à ce gouffre et permettra aux jeunes d’être logés et de continuer à se former et s’enrichir culturellement, jusqu’à trouver leur voie.

 

 

 

Si vous deviez opter pour un  rituel beauté ?

 

 

Le henna! Il est non-seulement un rituel beauté, mais un « objet » cérémoniel à la symbolique forte. J’ai toujours le sentiment d’être protégée, quand j’en porte.

 

Si vous étiez une mélodie entêtante? 

 

Le fameux riff de Jungle boogie, de Kool and the Gang.

 

Si vous étiez un livre de chevet?

 

Considérations morales, d’Hannah Arendt. Je l’ai lu et relu, il ne quitte pas mon chevet! Je l’ai aussi offert à plusieurs amis, car je suis persuadée que le monde, l’Humain gagnerait à ce que tout un chacun connaisse ce livre.

 

S’il fallait choisir une phrase qui résume votre état d’esprit ?

 

 

« Daddy knows I’m keeping it real ». C’est la phrase du refrain de ma chanson Daddy knows, qui résume bien le fait que je ne conçois pas que qui que ce soit tente de me mettre une étiquette. À la manière de Sarte, Camus et de leur existentialisme révolté, je défends corps et âme la subtilité de notre subjectivité, de notre individualité, et ne supporte pas que l’on attende un certain comportement de moi en fonction de l’une de mes origines ou encore de mon sexe. De plus, mon père et ses ancêtres sont de grands féministes, je n’ai pas été éduquée dans ces carcans, et s’il n’y a que mes plus proches pour saisir entièrement cette subtilité, eh bien qu’à cela ne tienne, au moins « Daddy knows »!

 

 

Si vous étiez un péché mignon ?

 

La gourmandise.

 

Si vous étiez un luxe ?

 

La conscience.

 

 

Si vous étiez un style ?

 

 

J’ai toujours aimé mélanger les styles, mes bijoux sont presque des grigris que je traîne depuis certains voyages, je suis par exemple très sensible à la symbolique des bijoux berbères. J’aime aussi beaucoup les objets d’origine amérindienne, les habits ou colifichets ornés de graines, de plumes. Comment appeler ce mélange: afro-amazone?

 

Si vous étiez un homme ?

 

Prince.

 

Interview menée par Zineb Ibnouzahir